Misérable Allemagne

6/3/1945

 

Je sais, entre l'Allemagne et notre pitié sont ces pendus de nos routes.  Entre l'Allemagne et nous sont les enfants brûlés vifs d'Oradour et tous ces enfants massacrés lors de la dernière avance. Et si une clameur de détresse vient d'Allemagne, monte une clameur plus forte, celle de nos otages fusillés, celles de ces milliers de Français qui, de l'autre côté du Rhin meurent lentement, torturés avec astuce et barbarie. Il semble que l'Allemagne se soit murée contre la pitié. Et plus elle est près de la chute, plus elle accumule ces crimes, prise d'un affreux vertige. Avec elle on comprend le mystère de la damnation, cette espèce de tension dans le mal, cette volonté chaque jour renouvelée d'alourdir au-dessus de sa tête la masse des charbons ardents.

Et pourtant, même de cette Allemagne, nous, chrétiens, nous ne pouvons pas ne pas avoir pitié. Oh ! que ce ne soit pas un pitié de mollesse. Il ne faut pas épargner l'Allemagne. Elle doit supporter le poids de ses crimes et qu'à tout jamais elle soit empêchée de nuire. L'épargner serait-ce même en avoir pitié ? Est-ce avoir pitié d'un fou furieux, que le lâcher au milieu de la foule ?

Mais il reste cela, que nous devons comprendre quand même. Ces enfants qui n'ont pas encore eu le temps de participer au péché commun et qui meurent de froid et de faim sur les routes. Il y a quand même ce désespoir où va plonger tout un peuple. Il a sombré dans l'impérialisme collectif. Toutes les classes y ont participé, car l'Allemagne a été profondément nazie. Ils se sont crus les maîtres du monde, et les ravages qu'ils ont exercés et qu'ils devront réparer va en faire des esclaves.

Tout ceux qui ont vraiment connu l'Allemagne partageront mon sentiment. Le peuple allemand est exécrable, car il s'est imprégné d'idées que nous avons le droit, et même le devoir de haïr, au point de s'identifier avec elles. Mais chaque Allemand, pris à part, n'est pas antipathique, loin de là. Quand on voyageait là-bas on était touché de son hospitalité et de son aménité. L'Allemand, quand il n'obéit pas aux mots d'ordre de haine – et Dieu sait qu'il y obéit facilement – est doux et serviable.

Malheureusement, il est profondément anarchique. Il n'est presque pas une personne, en ce sens qu'il n'a pas de contours définis. Il est tellement peu formé, qu'il devra, pour se sentir lui-même, se fondre dans la masse. Il est comme aspiré par elle, et cette masse d'hommes amorphes au sens propre du terme, est profondément malléable. Composée d'êtres sans structure individuelle, elle obéit à tout. L'Allemand se dissout dans le peuple allemand.

Et ce peuple est gouverné par un profond complexe d'infériorité. Nous autres Français, nous savons de science sûre et innée que nous sommes un grand peuple, au point même de trop ignorer nos faiblesses et nos tares. L'Allemand n'est pas vraiment sûr de sa grandeur, alors il veut se la prouver et échafaude des idéologies d'orgueil : pan-germanisme du national-socialisme. Pour se prouver à lui-même une force dont il doute, il tente de dominer la terre.

Guérir l'Allemagne de sa folie ne sera pas une tâche d'une heure. Sourions de nos Alliés américains qui croient désintoxiquer leurs prisonniers avec des conférences et des projections ; le plus grave est qu'il pourront avoir l'illusion de réussir, car chaque Allemand, séparé de sa masse, est très aisé à convaincre. Il vous est poreux, comme il est poreux à ses chefs politiques. Mais cela ne signifie rien, car le mal est plus profond. Il réside dans la nature même de l'Allemand, nous venons de le dire. Ce ne sont pas des projections sur les beautés de la démocratie qui le guériront. L'Allemand n'est accessible qu'à des mythes qui l'absorbent.

Le mal à guérir est aussi d'une autre nature. Il est d'ordre philosophique. Il faut remonter beaucoup plus loin que le nazisme si on veut guérir l'Allemand de son idéologie. C'est un siècle de philosophie peu à peu incurvée dans les institutions et les hommes qu'il faut extirper. Schopenhauer, Nietzsche et Hegel sont plus responsables du nazisme que Mein Kampf.

Seule une mystique peut sauver l'Allemagne. Des mythes qui, désintoxiquant les Allemands de leur philosophie, auront ce pouvoir attractif auquel aspire leur être amorphe. C'est dire que deux mystiques seulement peuvent dégager l'Allemand de lui-même : le communisme ou le christianisme.

Toute la question, quand on pense à l'avenir de l'Allemagne, est donc de savoir si le christianisme y est encore assez vivant pour être le levain qui lèvera cette pâte. Que reste-t-il du christianisme en Allemagne ? Notre témoignage est pessimiste. Ici le nazisme a porté son fruit. Ces jeunes Allemands que j'ai connus – et pourtant dans la Bavière à laquelle on continue d'appliquer l'épithète de catholique – n'avaient plus aucun sentiment religieux. Le christianisme était un beau jour mort pour eux, presque sans qu'ils s'en aperçoivent. La déchristianisation de l'Allemagne est un phénomène profond.

Alors l'Allemagne est-elle vouée au communisme, ou plus particulièrement au « Trotskisme » car cette forme virulente de communisme dans le pays où le parti communiste a été peut-être décimé – je dis peut-être, car ce n'est pas entièrement certain – a, je redis peut-être, plus de chance que le communisme de Moscou. Ce n'est pas sûr, quand même, et ici nous devons faire appel à notre foi. Les chrétiens allemands ont eu des martyrs dont le sang germera. La masse n'est plus chrétienne, mais tout dépend de la ferveur du petit noyau qui, en dépit des persécutions, a tenu, - en dépit de la persécution mais surtout de cette ambiance paganisante.

Et notre pitié pour l'Allemagne peut prendre une forme qui ne sera pas une forme de mollesse – et je parle ici en chrétien dans un journal de chrétiens – n'est la prière.